– Chapitre 2 –
Ce qu’est (vraiment) un changement de vie
Partie 3
La transition : une trahison sociale
1. “Une envie de sortir du jeu, pour aller voir la lumière blanche dans le ciel large”: La remise en question du fonctionnement social.
« J’ai toujours été ainsi quand il me fallait aller dans le monde, que ce soit pour un travail, pour des études ou pour toute autre raison : à la recherche d’un mode d’emploi que je n’ai jamais vraiment trouvé. Depuis toujours je multiplie les ruses pour ne pas trahir mon absence à un monde dont je n’ai jamais compris ni les affaires qui l’occupent ni les plaisirs qui le reposent. J’essaie parfois d’apprendre cette langue étrangère que presque tous parlent. Je n’y parviens que momentanément. Ce sentiment du monde est très ancien. Il vient sans doute de la petite enfance. J’ai dû refuser d’y apprendre quelque chose qu’on ne peut plus apprendre par la suite. J’ignore s’il s’agit d’une grâce ou d’une infirmité. Je sais seulement qu’il m’est impossible de vivre dans un monde auquel je ne crois pas. »
« Il est vain de dire que les êtres humains devraient se satisfaire de la tranquillité ; il leur faut de l’action et s’ils ne peuvent la trouver, ils la créeront. Les êtres condamnés à un destin plus calme que le mien se comptent par millions et ils sont des millions à se révolter en silence contre leur sort. Personne ne sait combien de rébellions autres que les rébellions politiques fermentent dans ces masses de vie qui peuplent la terre. »
« Travailler, c’est satisfaire un besoin social. C’est répondre à l’attente des autres. Notre vie devient de la sorte un indispensable complément de la leur. Ce que nous produisons est si nécessaire à leur vie que sans nous ils sont en manque d’eux-mêmes. Chacun a donc besoin du travail des autres pour être soi. […] Quoi que nous produisions ou quelque service que nous accomplissions par notre travail, c’est notre propre temps, notre propre vie, notre propre subjectivité qui se trouvent donc ainsi absorbés et assimilés par autrui. »
« Or il nous semble que l’incohérence suspicieuse qui caractérise notre monde est source infatigable de mauvaises fatigues. Donner beaucoup de soi dans un monde à la relative cohérence, dans un monde où règne un climat de confiance est beaucoup moins difficile que de le faire dans un monde incohérent, où règne le soupçon. »
« Mais qu’est le travail devenu dans une société où il a moins pour origine le devoir que la volonté de puissance ? D’où vient que les fatigues engendrées par nos tâches nous semblent souvent si mauvaises, tâches qui ne sont pourtant plus celles des paysans et paysannes pliés, courbés, cassés, éreintés, prosternés « comme s’ils faisaient leur prière à la déesse terre », comme dit si fortement Michel Serres, une terre qui les atterrait, paraissant chaque jour un peu plus basse ? Précisément parce qu’une tâche qui endolorit le corps mais à laquelle l’homme parvient sans trop de peine à donner sens fait sans doute moins souffrir et fatigue moins l’âme qu’une tâche engendrant peu de douleurs mais dont le sens se dérobe sans cesse. »
« Le travail c’est d’être où l’on n’a pas choisi d’être, où l’on est contraint de demeurer – loin de soi et de tout. »
« Il était atteint par la maladie propre à ceux qui se confondent avec la place qu’ils tiennent dans la société : le sérieux fige leurs traits, la raideur gagne leur corps puis leur âme, ils sont devenus leur propre statue et plus rien ne les fera descendre de leur socle que leur mort. »
« Ainsi, j’ai longtemps cherché ce que je pouvais bien faire de ma vie. Tout ce qui ne me passionne pas m’ennuie profondément. J’aspire à l’absolu. A faire ce que j’aime et à aimer ce que je fais, à vivre à la chaleur de ma propre flamme et à participer à l’amélioration du monde.
Je cherche la simplicité d’une vie heureuse, la tranquillité de choix sans contraintes, un monde que je ne sais pas trouver.
“Oui, cette vie est une folie. Mais la grande sagesse […] consiste à bien choisir sa folie” (Manuel du guerrier de la lumière, Paulo Coelho)
Impossible pour moi de m’intégrer dans le monde du travail tel que je le connaissais.
J’ai terriblement besoin que mon travail ait du sens, de l’intérêt pour moi et pour les autres, qu’il ne m’enferme ni dans un bureau ni dans une routine. Sans ça, je suis incapable de m’investir, ni de faire long feu. Je me ratatine comme une plante en manque de lumière.
J’ai peur de finir dans une vie dans laquelle je ne sais pas POURQUOI je fais tout ça. J’ai la hantise de vivre «comme tout le monde doit vivre». Travailler «parce qu’il faut travailler». Acheter une maison «parce qu’il faut bien se poser un jour».
J’ai comme une envie, un peu rebelle, de vivre.”
2. “Il est des loyautés qui ne sont plus des liens, mais une corde qui se resserre autour du cou” : le rôle que nous devons trahir.
« Il n’est parfois plus possible d’être fidèle. La fidélité à ses amis, à un amour, à sa famille ou à soi-même devient intenable. Il est des loyautés qui ne sont plus des liens, mais une corde qui se resserre autour du cou. « J’étouffe », dit-on alors. »
« Lorsqu’être fidèle à soi demande tant d’efforts, que vivre est une telle imposture rejouée à chaque instant, assumer ses rôles habituels devient impossible. Il faut fuir et trahir ses engagements. »
« Dans chaque groupe constitué, chacun a, volontairement ou non, un rôle, une place attribuée.
Que ce soit le couple, la famille, l’équipe de travail, la bande d’amis… Pour avoir ma place, j’ai souvent endossé un rôle, qui me convenait autant qu’il permettait le bon fonctionnement du groupe. Le rôle de la conciliante, de rôle de celle qui écoute, le rôle du mouton noir. Le rôle de la femme gentille, de la fille sage, de l’amie empathique.
Mais arrive un jour où ce rôle ne me suffit plus. Et c’est normal, car je ne suis pas que ça. Pour être entière, j’ai besoin d’être aussi autre chose que ces rôles-là, dans lesquels je me suis enfermée toute seule, avec la complicité de mon entourage.
J’ai besoin de vivre ma masculinité, j’ai besoin d’être rebelle, j’ai besoin d’être égoïste. Aussi.
Mais je ne le peux pas. Ou peut-être que je le pourrais, mais en tout cas je ne le veux pas. Pas comme ça, pas aussi facilement.
Car changer de manière d’être, changer de visage, changer de comportement, c’est prendre le risque, quasi certain, de bousculer le fonctionnement bien huilé du groupe.
Et si je me rebelle, quelle incidence cela aura sur ma place dans la famille ?
Et si je fais preuve d’égoïsme, quel impact cela aura sur mes amitiés ?
Et si j’affirme ma masculinité, comment réagira mon homme ?
L’humain est un animal grégaire. Social. Quoi que nous en disions, nous avons besoin des autres pour exister. Et il nous reste ce vieux réflexe archaïque de la peur d’être exclu, mal aimé, datant du temps où être banni de la tribu revenait à se faire condamner à mort, seul dans la nature hostile.
Alors changer de modalité d’être est un choix tellement chargé de risques que nous sommes tétanisés à l’idée de le faire.
A chaque fois que je pourrais agir différemment, à chaque fois que se présente l’opportunité de sortir du rôle dans lequel je suis enfermée, il y a comme un réflexe de survie qui s’active, et qui m’empêche d’agir différemment. De prendre le risque de déranger. D’être remise en question. D’être exclue, rejetée, rabrouée.
Alors cette fidélité à notre rôle nous étouffe, nous entrave, nous restreint. Il nous est quasiment impossible d’en sortir, et nous espérons que ces autres facettes de nous, qui n’ont pas leur place dans notre vie actuelle, finiront par mourir d’elles-mêmes.
Mais plus nous les bâillonnons, plus elles gagnent en puissance, et risquent d’exploser de manière inappropriée. Des explosions de colère, un burn out, une dépression, une maladie… La pression tentera toujours de se relâcher, d’une façon ou d’une autre.
Je sais que je vais devoir trahir mon engagement social implicite. Que je vais devoir prendre le risque de désavouer le fonctionnement de ma vie actuelle. Mais pour le moment je repousse ce moment, faute de savoir comment faire. »
« J’aimerais être fidèle, mais je n’en ai plus la force, j’ai besoin d’autre chose dont l’intensité me tient en vie. »
« Rester constant serait nier la puissance de la modification qui s’est opérée en nous. »