– Chapitre 2 –
Ce qu’est (vraiment) un changement de vie
Partie 2
La transition : un deuil à part entière
1. La fin d’un passé.
« Même rompus, les liens peuvent rester sensibles, membres fantômes, témoins d’une ancienne vie. Il reste la trace de tout ce que cette dernière a inscrit en nous. Ce qui s’est infiltré, engrammé dans notre chair, nos pensées, nos manières d’appréhender et d’être. »
« Je sais que je ne veux plus de cette vie là. Mais n’étant pas encore dans ma vie d’après, mon quotidien reste constitué de ma vie d’avant. Étrange superposition des temps, lorsque le passé se mêle au présent.
Il y a un deuil à faire. Un deuil sur ce qui est encore mais ce qui ne sera plus, une fois que nous aurons bifurqué.
Des lieux, des habitudes, des relations. Ça, c’est normal.
Mais aussi des croyances, des façons d’être, une vision de soi… Ça, on y pense moins.
Parce que même si nous choisissons de bifurquer, de laisser derrière nous cette période de vie, elle reste ancrée en nous d’une manière ou d’une autre. Même un déracinement violent ne saurait nous faire oublier la trace de tout ce que notre ancienne vie à imprimé en nous. »
« L’affirmation d’une mise à mort de l’ancien monde, la prétention à rompre les liens, à faire le deuil de l’ancien moi négligent la puissance des fantômes, la mémoire du corps, la force des habitudes affectives, des attaches infantiles. Il ne suffit pas de partir d’un lieu pour qu’il cesse de nous habiter. Il ne suffit pas de quitter un homme pour oublier sa peau. La rupture est en réalité arrachement sans cesse recommencé, allers-retours intérieurs, inquiétude. Elle est un long travail intime de déprise, de distanciation et d’apaisement affectif. Il faut apprivoiser la violence des sentiments qu’elle suscite en soi. Il faut les tolérer comme l’effet inévitable du bouleversement que produit la rupture et les dompter au fur et à mesure. Que je rompe ou que je sois rompu, la rupture est cataclysme intérieur. »
2. L’effacement d’un futur.
« Vivre, c’est agir dans le présent et prévoir l’avenir. Selon notre caractère, nous prévoyons sur du plus ou moins long terme. Nous avons un plan d’avenir.
Mais lorsque souffle le vent du changement, toutes ces balises mentales posées dans le futur s’effacent une à une. Ces repères de navigation, qui rassuraient le matelot, disparaissent au fur et à mesure de notre prise de conscience . Nous sommes brutalement ramenés dans un présent sans avenir.
Non, je ne ferai pas le même métier pendant des années. Non je ne partirai plus en vacances avec cette personne. Non, je ne serai plus autant à l’aise financièrement. Non je ne serai plus considérée comme le fils prodige de la famille. Non, je ne rénoverai pas cette maison nouvellement achetée…
Ces balises peuvent s’effacer progressivement, au rythme d’une prise de conscience lente. Mais il peut aussi s’agir d’un accident de parcours qui nous déplace brutalement dans une autre réalité. Il y a un deuil à faire, de ces évènements et cette identité futurs que nous nous étions imaginés. »
3. La mise à nu d’illusions.
« Il nous semble qu’aux hommes échoit une tâche dont la nature a en bonne part déchargé les animaux, la tâche potentiellement épuisante de devoir inventer les chemins de leur survie. En hiver ne migrant ni n’hibernant ni n’étant plus velus qu’en été ils vont devoir inventer les moyens de ne pas grelotter. N’étant assignés par la nature à aucun type précis d’organisation sociale, d’habitat, de façon de se nourrir ils vivront en monarchie ou en démocratie, seront sédentaires ou nomades, mangeront cru ou mangeront cuit. L’obligation d’inventer sans cesse les moyens d’habiter le monde, faute d’une richesse en instinct qui leur eût épargné ladite obligation, sera source, comme nous disions, de l’incomparable agitation mais aussi de l’incomparable fatigue des hommes. »
« J’ai conscience que tout ne dépend que de moi, d’un choix à faire.
Et en même temps, je me rends compte que je ne peux pas tout faire. Je ne pourrais pas lire tous les livres, faire tous les métiers, suivre toutes les formations, visiter tous les endroits, faire tous les sports, être bonne en tout. Je suis humaine, avec la finitude qui va avec. Un temps limité, une énergie limitée, des capacités limitées… pour avancer je dois choisir, et choisir est incroyablement difficile quand non seulement on ne sait pas ce qui nous fait envie, mais que potentiellement tout nous intéresse.
Nous vivons dans cette illusion d’infini. Cette illusion d’un univers des possibles limité seulement par notre volonté.
Avec internet sur nos téléphones, l’avion, les avancées scientifiques et technologiques, l’univers entier n’attend que d’être exploré, expérimenté.
Combien d’onglets passionnants ai-je ouverts en favori, pour les «lire plus tard». Combien d’activités fabuleuses me suis-je promis d’essayer ou de travailler ?
Mais cette crise que je traverse me ramène face à la réalité de mes limites, et à la difficulté que j’éprouve à les accepter.
Car accepter mes limites, c’est accepter de devoir choisir, et donc accepter de faire le mauvais choix.
Tant que j’entretiendrai cette illusion d’infini, je ne ferais que cultiver cette fatigue existentielle qui croît en moi. Cette fatigue qui me demande depuis quelque temps déjà de ralentir, de me recentrer. De choisir. »
« Assumer sa fatigue, ce n’est autre chose qu’assumer son incarnation et sa finitude. »
« Dans la traversée de ces catastrophes personnelles, quelque chose se fissure en nous. Quelque chose qui touche à notre représentation de l’ordre du monde, à la question du sens de nos existences, à celle du juste et de l’injuste. Ces images inconscientes d’une balance du monde, d’un calcul des joies et des peines, d’un équilibre des défis envoyés à chacun, nous découvrons qu’elles ne sont rien d’autre que nos propres constructions, les parois d’une « forteresse de certitude » qui nous protège du malheur.
[…] Ce n’était pas dans le contrat, parce que’il n’y a pas de contrat. Parce que les choses ne se passent pas comme on les imagine. Parce que dans notre univers rationnel, nous développons une étrange complicité entre une logique de planification des choses et la croyance irrationnelle que les planifier suffira à les faire advenir telles que nous les avons mentalement écrites. Il est toujours étonnant de voir que l’on s’obstine à croire, l’on se complait dans l’idée qu’une vie peut être écrite et se dérouler selon des plans, des projections, alors que la seule chose certaine – le surgissement inévitable d’un imprévu, d’un accident, d’une brèche dans la continuité d’une existence – est ce que nous refusons de penser. Nous nous interdisons de penser la menace, le risque inhérent à nos vies. Chacun se considère, comme par magie, à l’abri. Comme si cela faisait partie d’un contrat tacite. »
« On a beau savoir que tout ce qui s’est passé d’important dans l’histoire mondiale ou dans notre vie était totalement inattendu, on continue à agir comme si rien d’inattendu ne devrait désormais arriver. »