– Chapitre 2 –
Ce qu’est (vraiment) un changement de vie
Partie 1
‘‘Les choses sont moins saisissables qu’on ne voudrait la plupart du temps nous le faire croire’’
1. Ni évidence, ni clarté du chemin : seulement une vue à 360° sur le vide obscur de notre existence.
« Lorsque j’étais au plus bas de ma dépression existentielle, je lisais beaucoup. Des livres de psychologie grand public, mais aussi des romans qui parlent de changement de vie. Ce genre de roman léger, dans lequel tu te plonges avec plaisir le soir avant de te coucher (ou dans mon cas, toute la journée depuis le fond de mon lit…).
Dans ces romans, on suit la prise de conscience brusque d’un personnage dans lequel on se reconnaît un peu, puis sa décision de mener une quête vers une vie pleine de sens et authentique. On y suit ses quelques déboires, parce que ce n’est jamais vraiment facile de chambouler son mode de vie. Mais à partir du moment où le personnage reconnecte avec ses passions d’enfance, ou entreprend un voyage initiatique, vient le moment où il reconnecte à sa véritable vocation et devient enfin la meilleure version de lui-même. Magnifique histoire, que je referme les yeux remplis d’étoiles et le cœur palpitant.
Il est clair qu’aujourd’hui, les thématiques du changement de vie et du développement personnel sont de plus en plus traitées. Que ce soit dans les romans, dans les livres de psychologie grand public, ou encore les films, il se crée une sorte de fantasme ou de mythe autour de ces sujets-là. Il semblerait suffire d’un déclic et d’un peu de persévérance pour trouver notre place dans ce monde et vivre une vie qui nous ressemble réellement.
Je ne remet pas en question cette vision du changement de vie. En soit, elle est plutôt juste. A cela près qu’elle correspond à une perception qu’on a APRÈS COUP. Oui, une fois qu’on a sorti la tête de l’eau, qu’on a surmonté les épreuves et qu’on roule aujourd’hui sur un chemin qui nous correspond, nous gardons un souvenir teinté d’optimisme de toute cette traversée. Au fond, c’était beau, et nous en voyons aujourd’hui toute la logique.
Mais dans la vraie vie, lorsque nous entrons dans cette phase de transition, l’optimisme est la dernière ressource à laquelle nous ayons accès, même si on le voulait.
Les romans ont cet avantage d’avoir un début clair et une fin définie. Au fil des pages, l’intrigue avance, les problèmes se résolvent, le personnage évolue. Et à la page 357, c’est le point final, la certitude que son changement est opérationnel et qu’il vivra heureux dans sa nouvelle vie. Tant mieux pour lui.
Moi, dans ma vraie vie, je ne suis pas sûre du début et je n’ai aucune idée de la fin de cette période dans laquelle je suis engluée sans comprendre ce qu’il m’arrive. »
« Si les récits de vie officiels, les romans de soi ou le storytelling de tous les jours lissent les aspérités de l’existence, il n’est pas de vies sans brisures. […] La vie n’est pas logique et cohérente, faite de lignes toutes tracées, de voies évidentes, de destins… Elle est bien plus indécise, imprévisible, incertaine, les orages s’abattent brutalement sur la légèreté, les tragédies s’inscrivent et se répètent jusqu’à devenir banales. »
« Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus conscients que la perfection qui nous est donnée à voir sur nos écrans n’est qu’un leurre. Nous savons que beaucoup d’images sont retouchées, que les réseaux sociaux ne nous montrent que la face visible et agréable de l’iceberg. Mais nous ne pouvons pas nous empêcher d’en rêver un peu. De vouloir tendre vers elle. On se met moins la pression, mais on se la met toujours, parfois de façon détournée.
On voudrait que même nos crises soient parfaites. On n’est pas contre quelques petites imperfections pour le charme, mais rien de vraiment chaotique. On voudrait voir une logique avant coup, savoir où l’on va, et vivre une belle histoire , pleine de sens et de magie.
Mais la seule chose que nous ayons, c’est une vue à 360° sur le vide obscur de notre existence. »
« Car quelle voix écouter parmi toutes celles qui nous appellent pour nous dire la voie qui est la nôtre ? Même celui d’entre nous qui s’est senti une vocation et l’a en bonne part accomplie peut avoir l’impression de porter sa vie à bout de bras et son moi comme une tâche. Bonne sera cependant sa fatigue d’ainsi se porter, s’il l’assume pleinement. Mais elle pourra s’abîmer en lassitude, lorsqu’il se rendra compte que même le choix décisif, joyeux, réitéré d’un mode de vie et d’une profession ne saurait faire taire totalement en lui le regret fugitif des vies qu’il aurait pu avoir, mais n’aura pas. L’homme est l’animal voué au possible, c’est là sa grandeur et c’est là son fardeau. Sa grandeur puisque ce rapport au possible est origine de sa liberté ; son fardeau, car être voué au possible, c’est n’avoir pas une vocation mais en avoir des centaines ! De sorte que le possible hante son réel et l’empêche de s’y reposer. »
« La vie ne nous est pas donnée toute faite. C’est à chacun de nous qu’il appartient de faire la sienne. Aussi la vie est une tâche. Ce qui fait la lourdeur des tâches constitutives de la vie, c’est moins de devoir les accomplir que de n’être pas plus forcé à l’une qu’à l’autre. Nous ne sommes déterminés à aucune. Quoi que nous fassions, c’est à nous de nous y déterminer, à nos risques et périls. »
2. “Toute crise est un accroissement d’incertitude”: un processus aveugle et
sans garantie.
« Il y a, dans toute rupture, l’espoir de se trouver et le risque de se perdre. »
« Vouloir changer de vie, c’est avoir une ambition sans vision. C’est vouloir traverser une jungle dense en n’ayant qu’une idée très approximative de notre destination.
Mais vouloir changer de vie, c’est avant tout VOULOIR. On ne change pas de vie sans se mettre en mouvement. On ne change pas de vie sans cette étincelle de départ. Changer de vie, c’est faire preuve de courage face à la décision de renoncer au confort psychologique de la certitude.
Si l’on cherche du neuf, alors on passera par de l’incertain. Et l’incertitude fait peur. Peut-être plus que la mort elle-même.
C’est pourquoi, en sortant du cadre, nous essayons d’abord de nous raccrocher à d’autres cadres connus.
Mais pour trouver le bon chemin, il faut accepter non seulement de lâcher la branche sur laquelle nous étions, mais carrément de quitter l’arbre dans lequel nous nous trouvions.
Changer de vie est un processus aveugle, dans le sens où l’on ne voit pas plus loin que le pas suivant, et sans garantie, dans le sens où nous ne pouvons pas avoir de certitudes sur les débouchés de nos choix.’’
« Toute crise est un accroissement d’incertitudes. La prédictivité diminue. Les désordres deviennent menaçants. Les antagonismes inhibent les complémentarités, les conflictualités virtuelles s’actualisent. Les régulations défaillent ou se brisent. Il faut abandonner les programmes, il faut inventer des stratégies pour sortir de la crise. Il faut souvent abandonner les solutions qui remédiaient aux anciennes crises et élaborer des solutions nouvelles. »
« Il faudrait savoir ce que l’on aime, ce que l’on veut, qui l’on est… mais, à ce moment-là, rien n’est plus flou et abstrait que ces questions-là. On ne sait tout simplement pas, et l’intuition est bien silencieuse. Nous sommes dans un désert de sensations.
On nous demande ce qu’on compte faire. On se demande ce qu’on veut faire. Et la seule réponse que nous ayons est : «Je ne sais pas».
Je n’en sais rien. Fichtrement rien. Je me répète cette triste certitude encore et encore, car aussi angoissante soit-elle, c’est la seule que j’ai.
La problématique est tellement vaste, et les horizons tellement bouchés, qu’il m’est impossible d’acter un choix. Un choix rationnel tout du moins. »
3. L’inertie de la transition : la difficulté d’aller vers un autre avenir.
« La peur est ce qui a maintenu notre espèce en vie depuis la nuit des temps. Elle nous a permis de survivre à beaucoup de dangers très réels (les grands prédateurs par exemple), et de développer la notion d’anticipation, pour diminuer au maximum l’inconnu. Nos ancêtres sont, de fait, ceux qui ont survécu. Et ceux qui ont survécu ont survécu pour beaucoup grâce à leurs peurs.
La peur est donc ancrée depuis toujours dans notre patrimoine génétique. La peur face aux dangers réels, mais aussi et surtout la peur face à l’inconnu.
Il n’y a donc aucun mal à avoir peur, c’est normal, voire sain.
D’autre part, nous sommes équipés de 3 types de réponses pré-programmées pour répondre à notre peur : la tétanie, la fuite ou l’attaque. L’attaque étant le plus souvent utilisée comme solution de dernier recours.
Quand je dis “pré-programmées”, cela signifie que nous ne décidons pas réellement de ces réactions. Elles font partie de nos réactions instinctives.
Face à une situation qui vous fait peur, votre réflexe naturel sera donc de ne plus bouger ou de fuir. Et en dernier recours de vous battre.
Cela est valable face à une agression physique, mais aussi dans des situations plus inconsistantes, telle qu’un changement de vie.
Changer de vie, c’est se plonger tout entier dans l’inconnu. Il est donc normal que notre cerveau nous envoie des signaux d’alerte et de peur. Il est donc tout aussi normal d’éprouver très fortement une envie de fuir, de revenir au connu, de se retrancher dans la facilité. Ou bien de se sentir englué dans une inertie tellement forte qu’on se sent presque tétanisé.
Aller de l’avant et oser affronter l’incertitude demande de surmonter des instincts de survie très fortement ancrés en nous. Il est normal de trouver difficile le fait de garder le cap sereinement lorsqu’on ne sait pas où l’on va et que tout nous rappelle dans le connu. »