– Chapitre 1 –
Le jour où la faille devient visible
Partie 3
“Les premières fissures dans la digue sont apparues il y a longtemps.
Elles sont d’abord passée inaperçues puis elles se sont élargies”
1. “Tu as tout pour être heureux.se” : la honte d’aller mal.
« Comme un voleur et dans la honte à vouloir devenir quelqu’un d’autre, de différent. Dans la honte d’une ambition dont les autres ne pourraient que se moquer. Comme un voleur, parce qu’on ressent intimement qu’on n’est pas des leurs et qu’il faudrait leur avouer. Mais comment le faire sans les blesser ? Comment dire la vieille trahison dans laquelle nous vivotons depuis des années ? Comment confesser les faux-semblants qui durent ? »
« Quand on est malheureux, le plaisir nous fait peur. Non seulement, on n’a pas le désir du plaisir, mais encore on a honte à l’idée d’avoir du plaisir. »
2. “Il ne nous advient rien d’étranger, mais seulement ce qui nous appartient de longue date” : une accumulation souterraine.
« Je crois que toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme une paralysie parce que nous n’entendons plus vivre nos sentiments frappés de stupeur par cet étranger. Parce que nous sommes seuls avec l’étranger qui est entré en nous ; parce que tout ce qui nous est familier, habituel, nous est pour un instant enlevé ; parce que nous sommes au beau milieu d’un gué où nous ne pouvons pas faire halte. C’est pourquoi la tristesse passe aussi : le Nouveau en nous, ce qui est venu nous rejoindre, est entré dans notre cœur, a pénétré dans sa chambre la plus intérieure et n’y est du reste déjà plus – il est déjà dans notre sang. Et nous n’avons pas eu le temps de savoir de quoi il s’agissait. On n’aurait aucune peine à nous faire croire qu’il ne s’est rien passé, et pourtant nous nous sommes métamorphosés, comme une maison se métamorphose lorsqu’un hôte y a pénétré. Nous ne pouvons pas dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais, mais bien des signes laissent penser que c’est ainsi que l’avenir entre en nous, pour se métamorphoser en nous bien avant de se produire. »
« Ce que nous appelons destin sort des hommes et n’entre pas en eux de l’extérieur. Simplement, comme tant d’entre eux ont omis, aussi longtemps qu’en eux vivaient leurs destins, de s’en imprégner et de les transformer pour en faire leur propre substance, ils n’ont pas su reconnaître ce qui sortait d’eux-mêmes ; cela leur était si étranger que, dans l’affolement de la terreur, ils ont cru que cela venait à peine d’entrer en eux, car ils pouvaient jurer qu’ils n’y avaient auparavant jamais trouvé rien de semblable. »
« Les premières fissures dans la digue sont apparues il y a longtemps. Elles sont d’abord passées inaperçues puis elles se sont élargies. Maintenant la digue a cédé et un torrent de boue envahit le monde. Nous n’en sommes qu’au début. »
« Ce cheminement vers un soi authentique a déjà commencé, en douce, de manière souterraine. La rupture est consommée, la faille s’est élargie. Ce mouvement interne le travaille et l’oriente déjà dans une tension irrésistible, il est l’élan de la rupture, la flèche intérieure qui guide et déchire. Avant qu’on ne se l’avoue, qu’on ne le reconnaisse, quelque chose en nous sait, d’un savoir quasi organique, que cette vie nous étouffe, nous entrave et nous pousse vers les lieux où l’on respire, libéré, déployé. »
3. “La persévérance n’a rien à voir avec l’obstination” : l’acharnement pour donner du sens à des fonctionnement déjà caducs.
« Le bus doit passer à 08h34. Vous arrivez à 08h34 tapante, ayant un peu couru depuis chez vous. Le bus n’est pas là, et vous ne le voyez pas s’éloigner à l’horizon. Peut-être n’est-il pas encore passé.
Vous attendez. 35, 36, 37… Il est maintenant 08h44, le bus à 10 minutes de retard.
Vous commencez à vous demander s’il ne vaudrait pas mieux vous mettre à marcher, pour ne pas arriver en retard à votre rendez-vous.
Mais et si le bus arrivait juste après votre départ ? Plus le temps passe, plus la probabilité qu’il arrive semble s’élever. Il pourrait avoir du retard, pris aux arrêts précédents. Donc il serait logiquement sur le point d’arriver !
46, 47, 48… Cela fait maintenant 15 minutes que vous attendez. Vous n’avez pas envie d’avoir attendu tout ce temps pour rien, pour finalement renoncer et commencer à partir à pied. Si vous choisissez maintenant de partir à pied, cela signifie que vous avez gaspillé ces dernières minutes à attendre pour rien, alors que vous auriez pu choisir de marcher bien avant.
Vous vous obstinez, pour que vos choix passés n’aient pas été vains.
C’est ce qu’on appelle un piège abscon. Nous tombons dans ce travers lorsque nous avons beaucoup investi jusqu’à présent. De notre temps, de notre énergie, de nos espoirs, de notre souffrance… Il est extrêmement difficile d’accepter le fait que tout cet investissement n’ai mené à rien. Rien que nous n’attendions en tout cas. Que nos espoirs n’aient pas été exaucés.
Quelle serait la différence entre la persévérance et l’obstination ? Peut-être la lucidité du regard que nous portons sur la situation. Le fait de savoir exactement pourquoi nous continuons dans cette voie, et de le faire en conscience.
La différence se trouve peut-être aussi dans le fait de s’être posé des limites claires. « Si à 08h44 le bus n’est toujours pas là, je m’en vais à pied ». Et s’y tenir.
Le tout reste que dans nos vies, peu de choses sont aussi simples à borner que l’heure de passage d’un bus.
Quand choisir de mettre fin à une relation qui ne nous épanouit pas ou plus ? Quand choisir de quitter son travail ? Quelle est la limite claire à se fixer ? La limite posées peut sembler terriblement arbitraires, contextuelles, et donc peut très vite être enjambée pour continuer toujours plus loin. »
« […] la persévérance n’a rien à voir avec l’obstination. Il y a des époques où les combats se prolongent au-delà du nécessaire, épuisant ses forces et affaiblissant son enthousiasme. »