L’Autre monde

Je n’arrive pas à me dire que ce ne sont que de simples rêves.

À chaque fois, le réveil est ressenti comme un arrachement à un monde bien réel, pour réintégrer de force celui-ci, tout aussi réel.

De cette nuit, je me rappelle encore trop bien tous ces représentants de clans qui, portant leur équipement de campement lourd dans des sacs à dos ou des traîneaux, convergeaient des quatre coins du paysage en bravant le blizzard arctique.

Je me souviens m’être tournée vers l’homme qui marchait à ma droite, pour lui demander si tous ces gens étaient de la région.

« Oh non, ce sont les familles représentantes de tous les pays du monde. Ils sont tous là.

– Ils viennent tous jusqu’au POLE NORD pour assister à un CONCERT ?!

– Ce n’est pas qu’un simple concert. La musique est ce qui rassemble tous les peuples depuis la nuit des temps, alors… »

La fin de son explication se perd dans le bruit du vent.

Je plisse les yeux, aveuglée par la neige soufflée qui donne un air fantomatique à toutes ces silhouettes plus ou moins lointaines qui arrivent, d’un pas lent mais enthousiaste.

Je me souviens aussi de cette attente, longue, que cette foule de milliers de personnes endurait dans un grand calme.

Chacun était assis, décontracté malgré le froid, bavardant calmement, grignotant ou observant les autres avec une curiosité non camouflée.

Je me souviens avoir croisé le regard de ce jeune homme, une trentaine d’années à tout casser, le visage fin mais solidement bâti, le teint mat et les longs cheveux noirs. Il portait fièrement le symbole de son pays sur son pull rouge, comme les 5 ou 6 autres membres de son clan.

En un seul regard croisé, j’ai senti que nos histoires, nos cultures et nos référentiels étaient complètement différents, incomparables. Et pourtant, quelque chose de tout simplement humain nous liait sans même nous connaître. On s’est souri.

Je me souviens avoir tenté de m’endormir,
lovée dans mon sac de couchage, coincée entre trois ou quatre autres tapis de sol.

Certains étaient inoccupés, leurs propriétaires devant encore vaquer à leurs occupations dans ce gigantesque campement mondial éphémère. Deux autres étaient occupés, et j’entendais malgré moi l’échange de murmures entre les deux personnes. Des messes basses qui ressemblaient à des confidences, tellement vulnérables et tristes que je m’endormais les larmes aux yeux et le cœur douloureux…

…pour me réveiller dans ce monde-ci, me faisant violence pour réintégrer mon esprit dans l’espace restreint de ma tête.

Non, décidément, je n’arriverais jamais à me persuader que ces nuits ne sont que des rêves, imaginés par un inconscient en roue libre.

Texte par : Emmanuelle Vernay