– Chapitre 1 –
Le jour où la faille devient visible
Partie 2
Le concept de rupture : le point de non-retour dans une vie qui ne nous convient plus.
1. “L’effraction d’un évènement” : la rupture par élément déclencheur brutal.
« En ouvrant les yeux le matin, je ne sais pas que le compte à rebours est enclenché. Je n’aurais jamais pu imaginer que quelques enjambées plus loin sur la frise chronologique de ma vie, quelque chose allait subir une torsion si violente qu’elle me déconnecterait momentanément du présent.
Mon esprit se scinde en autant de parties que nécessaire pour survivre à ce choc frontal. Il y a une sorte de sidération.
Parfois, un calme profond, qui fait que j’ai admiré une dernière fois et comme si c’était la première fois, ce visage qui ne fera plus partie de ma une vie une fois cet instant refermé. Ce visage parle, dit des choses qu’au fond je savais peut être déjà, et je n’écoute pas. L’important est dans les détails, ces détails qui, un jour, n’auront plus d’importance. Alors je savoure chacune de ces secondes qui s’écrase douloureusement au sol, puisque ce sont les dernières.
D’autre fois, une panique sourde, qui m’a crié de fuir pour survivre. Le choc est trop violent, l’esprit et le cœur ne pourrons pas en encaisser davantage. Alors une seule idée se projette contre les parois de mon crâne : VA T’EN. VA T’EN. VA T’EN.
Quelque chose en moi est brisé, je ne sais pas encore si c’est pour toujours. Mais cette part de moi gît là, au sol, et il faut la protéger. Alors quelque chose se met en branle en moi. Un pragmatisme jamais autant expérimenté jusque là. Un esprit logique qui n’a jamais été aussi abouti. Quelque chose qui prend les commandes du véhicule pour sortir tout le monde de là.
Cette effraction brutale qui a eu lieu dans mon quotidien vient de modifier l’équilibre intime de ma personnalité. Mon identité, que je pensais unifiée, solidaire, vient de se diviser en plusieurs parts. C’est si brutal que ça en est presque un éclatement sanglant.
Le contrat tacite que je pensais avoir passé avec la vie est rompu : non, je ne bénéficiais pas d’un statut à part, me protégeant des drames de l’existence et des souffrances humaines. Et à partir de maintenant, je vais devoir composer avec ce choc qui vient d’infléchir durablement le cours de mon existence, de changer durablement ma manière de penser et de vivre. »
« Quand un malheur nous déchire, la souffrance est extrême. La vie psychique sidérée ne reprend pas son cours. Le cerveau, commotionné par l’émotion, ne peut plus traiter les informations. L’imagerie cérébrale montre qu’il consomme tout juste assez d’énergie pour ne pas être totalement éteint. »
2. “Il y a simplement des choses qui se fanent” : les ruptures ne sont pas toujours fracassantes
« La rupture n’est pas nécessairement visible, fracassante, elle se fait parfois sans changement flagrant, mais à travers des décisions intérieures, des orientations nouvelles, dans l’abandon de certains pans de l’existence, qui cessent d’être vivants. Des êtres, des modes d’être fanent, sans explication. »
« La flamme faiblit, sursaute, vacille, puis s’éteint dans un filet de fumée. L’odeur reste là un instant, mais la flamme n’est plus là.
Cette flamme, ce sont des pans de mon existence qui, sans raisons visibles, sont abandonnés. Une passion, un intérêt, des sentiments… Un jour, ils s’éteignent sans un bruit.
On dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Mais cette fois-ci, c’est parce qu’il n’y a plus de feu qu’il reste la fumée.
Cette fumée odorante qui me rappelle comme je me sentais vivante, avec cette flamme à l’intérieur de moi. Comme elle réchauffait mon quotidien et donnait de la visibilité à mon avenir.
Quand la fumée finit par se dissiper, il ne reste qu’une place froide et sèche au centre de mon cœur.
La décision de changer de cap semble avoir été prise sans moi. Quelque part en moi, un tournant a été pris dans le plus grand des silences, et je ne peux que constater, impuissante, que ce qui était vivant en moi est aujourd’hui fané. »
« On peut qualifier de point de rupture ce moment où quelque chose se brise intérieurement en nous. Quelque chose s’effondre. Une énergie qui maintenait la relation vive s’éteint. Silencieusement, mais avec un tel sentiment d’évidence que le doute n’est pas possible. Bien sûr, la pensée sera tentée de tricoter des récits qui rassurent et camouflent cette vérité, mais, dans le fond, on le sait bien […] »
3. “Ce qui me nourrissait m’étouffe” : à l’étroit dans sa propre vie.
« Ce qui jusqu’alors m’a nourri, entouré, protégé, désormais me dévore, me consume. L’habitude est un pharmakon : à long terme, le médicament est aussi le poison. Ce qui me contenait m’oppresse, ce qui m’embrassait m’enserre. Le sujet souffre de cette identité mal ajustée. Il est à l’étroit dans sa vie, tout engoncé dans une existence qui l’entrave, il a besoin d’air, il veut prendre le large, au sens presque littéral. Ce désir d’expansion, de « dilatation » s’exprime par le besoin de changer d’espace géographique, affectif, professionnel, psychologique. Il lui faut sortir de la boîte qu’est devenue sa vie. Dimensions fixes, capacités de stockage limitées. Il lui faut du neuf, du mouvement, du possible. Du vivant. »
« Nul besoin d’être aussi célèbre que Sartre pour éprouver le sentiment d’être prisonnier des attentes des autres, quand bien même celles-ci découlent d’un choix qu’on a fait librement dans le passé. Paradoxe de la liberté : ce qu’on a décidé, en toute conscience, avec conviction, courage ou plaisir devient notre carcan. Notre ancien désir s’est transformé en un piège. »