Cet espoir qui nous appelle ailleurs

Recueils de textes d’auteur.e.s qui nous aident à
mieux vivre nos phases de transition de vie.

« Cet espoir qui nous appelle ailleurs » a vocation à parler d’aventure. De l’aventure d’une vie remplie de zig et de zags, où les changements de cap sont inconfortables.

À travers des extraits de textes d’auteurs et d’autrices, ponctués par quelques réflexions personnelles, nous allons explorer d’autres récits, d’autres visions, pour doucement se décentrer. L’objectif est de se permettre, petit à petit, d’accéder à une autre perception de ces phases si complexes que l’on appelle transitions de vie.

Bon voyage et bonne lecture !

– Chapitre 1 –

Le jour où la faille devient visible

Partie 1

La perte de sens et ses conséquences

1. “ Il n’y a rien à faire, puisque rien ne vous arrive” : les transitions sont rarement explicites.

« Ce matin est pourtant semblable à tous les autres, mais sans que je sache pourquoi, aujourd’hui la vie a comme un arrière-goût.
Comme si l’évidence n’était plus vraiment là.
Une impression fugace d’un malaise transparent flotte quelque part entre moi et le monde.
Peut-être une fatigue temporaire, peut-être un matin mal luné ?

Mais jour après jour, je dois me rendre à l’évidence que ce que j’espérais temporaire ne passe pas.
Mon présent a comme une odeur tenace d’un passé qui s’installe.
Mon quotidien prend l’aspect de futurs souvenirs.

Quelque chose fait vieillir mes instants avant même qu’ils ne soient vécus.
Quelque chose se répand dans mes veines, quelque chose qui a le goût de la peur et l’effet de la tétanie.
Quelque chose en moi est en train de se figer, m’immobilisant avec lui.

Pourtant, ce matin est semblable à tous les autres.
Mêmes amis sympathiques, même ville de rêve, même appartement adoré, même travail convenable.

J’aimerais comprendre. Mais comprendre quoi ? Comment retrouver ce qu’on ignore avoir perdu ?
J’aimerais trouver la clef, peut-être trouver de l’aide pour arrêter ce processus qui progresse en moi sans que je sache pourquoi.
Mais en demandant de l’aide, j’ai peur qu’on me dise que ce n’est rien. Ou peut-être que j’ai peur qu’on me dise que c’est quelque chose.
Je veux juste aller bien.
Continuer comme avant cette vie dans laquelle j’étais censée être heureuse. »

« Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un coeur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écoeure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon coeur a tant de peine ! »

Paul Verlaine

- Romances sans paroles (1874)

2. “Tout est là, sauf vous. Vous appelez ça : la perte de goût” : les signes psychiques

« Tout est là, sauf vous. Vous appelez cela : la perte du goût. C’est un nom comme un autre. C’est un nom par défaut. C’est un nom équivalent à tous ceux que vous pourriez trouver, qui n’en diraient pas plus. Le temps passe désormais sans vous, c’est-à-dire qu’il ne passe plus. Il s’entasse. Un temps comme un ciel bas. Une neige de temps gris. La petite aiguille du sang, celle des minutes, et la grande aiguille de la conscience, celle des heures, se superposent. Il est minuit, vous êtes dans la fin du conte, dans la dernière gravure, vous êtes en retard, le carrosse et le beau costume vont disparaître, le charme va se dissoudre, rien n’est arrivé. Vous êtes en retard sur vous-même, vous n’êtes pas encore né, vous n’êtes personne. Vous ne faites rien. Vous ne pouvez rien faire, n’étant plus rien. Vous lisez des journaux, des romans, n’importe quoi. Il y a un usage carcéral de la lecture. Il y a un bas usage de toutes choses comme de tous sentiments. Il y a cet usage qui transforme tout en sang épais, en sommeil noir : de quoi, peut-être, aller d’une heure à l’heure suivante. »

Christian Bobin

- La Part manquante

« Je crois que je prends douloureusement conscience que la vie dans laquelle je m’apprête à me lancer ne me convient pas. Que les passions qui m’animaient jusqu’alors ne me font plus vibrer. Et que je n’ai aucune idée de ce que je vais bien pouvoir faire de ma vie, comment je vais pouvoir être heureuse.

Cette prise de conscience s’accompagne du sentiment de ne pas aller bien. Pas bien du tout. Ce genre de « pas bien » qui te fait chercher sur internet « qu’est-ce que la dépression et comment en sortir ? ».

Dépression, fatigue chronique, burn-out, quels que soient les noms qui lui sont donnés, cette période n’est faite que de repli sur soi face à une perte de sens profonde.

Plus le goût de rien, plus aucune motivation, plus aucune certitude, et une profonde lassitude, autant physique que psychologique, qui me fait passer des heures, des journées, voire des semaines au lit, réfugiée dans la lecture.

L’impression que tout s’écroule par la base, de flotter au milieu de ruines, triste, seule et désemparée.

Alors qu’il y a encore quelques mois, je m’enchantait de tout, de ce monde qui semblait receler d’infinies richesses et possibilités, de cette vie pour laquelle j’avais tant de gratitude, je ne vois aujourd’hui plus rien de magique, et me sens étrangère à ce monde, lieu de menaces imprécises. Alors qu’un rien me rendait profondément heureuse, aujourd’hui je ne saurais me satisfaire de rien. Le monde s’est décoloré, grisé, et s’est comme rabougri.

Tout me fatigue, et comme dirait Blaise Pascal dans ses Pensées, “rien ne m’est si insupportable que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Je sens alors mon néant, mon abandon, mon insuffisance, ma dépendance, mon impuissance, mon vide. Incontinent[e] je sortirai du fond de mon âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

J’ai parfois des sursauts d’énergie, de motivation, d’enthousiasme et d’optimisme. Mais ces élans sont vite éteint, comme est soufflée la flamme brillante d’une bougie, par un courant puissant de mélancolie. Certains lieux ou certains objets me rappellent ce qu’il y a peu, je faisais encore avec plaisir. Ce bar dans lequel je riais d’un rire franc, ces ruelles dans lesquelles je marchais d’un pas vif et joyeux, ces fenêtres que j’ouvrais pour sentir l’air frais du matin… Tout est encore là, sauf moi. J’ai perdu le goût, et je me sens vivre tout en sentant que je ne vis plus vraiment. »

 

3. “Mon corps semble m’opposer la résistance passive d’un poids mort” : les signes réels, sensibles, corporels.

« Une lourdeur. Une pesanteur. L’impression que mon corps n’est plus ce soir le serviteur zélé et rapide de mes désirs et volontés, mais qu’il récalcitre, comme dit Cyrano. Non par mauvaise volonté mais par inertie. De sorte que je ne le reconnais plus, ou plus très bien : lui qui m’était familier, léger, disponible, comme un ami sympathique sur qui je pouvais compter, indéfectiblement compter, lui qui du temps de la grande santé et de la pleine forme m’était plus qu’obéissant puisque prévenant (…), toujours partant, se portant si bien qu’il me portait, m’est ce soir comme « à charge ». Comme s’il fallait que je le traîne. Il ne répond plus bien, ou avec léger retard. Pas hostile, plutôt un peu indifférent. Car ce n’est pas une douleur (laquelle a un point névralgique, sévit localement), puisque je n’ai mal nulle part. À moins que j’aie mal un peu partout ? Un mal brouillardeux, général. Mon corps ne me chatouille ni ne me gratouille mais me semble m’opposer la résistance passive d’un poids mort, d’un engluement, c’est cela. »

Eric Fiat

- Ode à la fatigue

4. “Pourquoi ma vie semble-t-elle se disloquer ?” : une identité qui se déracine.

« Nous avons parfois le sentiment de ne pas être celui que nous sommes, de jouer un rôle, d’être en marge de notre propre vie, sans y adhérer, comme si un souffle d’air passait toujours entre le monde et nous, un voile de brouillard qui le rend flou, sans saveur, sans goût. Ce monde-là n’est pas fait pour nous, nous ne pouvons pas nous en contenter. On ne saurait pas dire pourquoi, on le pressent simplement, on éprouve un malaise et une honte à l’idée de nous fondre dans cette vie. On est agité, instable, inquiet. On ressent un manque, une insatisfaction, une tension intérieure s’intensifie d’une manière si pressante qu’il devient nécessaire de rompre avec celui que l’on était. On veut devenir quelqu’un d’autre sans encore savoir qui, mais en étant persuadé que notre véritable identité ne pourra pas éclore là, dans ces lieux, avec ces gens, dans ce réel-là qui nous étouffe. »

Claire Marin

- Rupture(s)

« Je ne me sens plus solidaire de cette vie qui s’est construite autour de moi.

Je me sens dispersée, éclatée, déracinée, déchirée, clivée.

Avec ce pas de côté fait, je vois une réalité qui m’était jusque là invisible. Les choses que je ne regardais plus me disent maintenant : le monde auquel j’appartenais est en train de se disloquer. Je vois apparaître les liens invisibles de la toile dans laquelle j’étais prise. Des habitudes, des relations, des obligations, des lieux… tout cela me saute au visage, et me paraît étranger.

Je ne sais pas si j’existerai encore si cette vie qui me soutient venait à disparaître. Changer de vie, c’est prendre le risque de voir mourir la seule identité que l’on connaisse de soi. Mais pour devenir quoi ? »

 

5. “ La profonde déception de se sentir si impuissant” : un sentiment de fatalité

« Je me découvre impuissant face à la force d’autres affects, d’autres besoins, d’autres dépendances. Parfois cela signifie que je cède à mes démons, quitte à m’enfoncer dans une logique de destruction. La rupture est douloureuse lorsqu’elle est pour le sujet lui-même profonde déception de se découvrir si impuissant. »

Claire Marin

- Rupture(s)

« Avez-vous déjà traversé un gué ?
Traverser un gué, c’est passer d’une rive à l’autre d’un cours d’eau. Si on a de la chance, on peut sauter de pierres en pierres pour traverser un cours d’eau à peine plus large qu’un ruisseau tranquille. Mais il arrive aussi que le cours d’eau en question soit large, très large. Peut être un peu agité. Il nous faut enlever les chaussures, s’immerger jusqu’aux cuisses, et entamer la difficile traversée. Arrive un moment où nous nous trouvons pile au milieu. « La rive d’où l’on vient est déjà trop lointaine pour qu’on espère la regagner ; la rive vers laquelle on allait, encore trop loin pour qu’on espère y arriver » (Eric Fiat). Avancer ou faire demi-tour, aucune de ces deux solutions ne paraît réalisable. Nous nous sentons coincés face à une impossibilité d’agir, et la noyade est presque une tentation.

Prendre conscience que ma vie ne me convient plus, c’est me retrouver au milieu de la traversée d’un gué. Sentiment de fatalité, de doute. Le changement vers l’avant semble impossible et pourtant, je suis impuissante, face à la force de la certitude que le retour en arrière est inenvisageable. Vais-je rester définitivement ici, dans cet entre-deux inconfortable, dans cet état sans solution ?

J’aimerais faire quelque chose. Mon entourage aimerait que je fasse quelque chose. Et alors, quelle profonde souffrance que de décevoir, de me décevoir. Quelle honte de n’être qu’un objet de déception. J’aimerais faire quelque chose, mais je ne le peux pas car en moi rien n’est à terme. À moins que certaines choses en moi soient prêtes à être exploitées, mais que je n’en sois pas consciente ? Ces choses seraient-elles en train de se gâcher, par manque de connaissance de moi ?

Tout me glisse des mains. Je sens que je n’ai plus de prise sur ma vie. Cette vie, loin de la choisir, je la subis. J’ai l’impression que le monde est fait de gelée, tant j’ai du mal à y avancer. J’ai envie que le temps passe, d’avancer sur cette frise chronologique, pour qu’elle m’emmène ailleurs. Sur l’autre rive. »

6. “Dans les choses les plus profondes, nous sommes abandonnés à une solitude sans nom” : incompris de tous, y compris de soi-même.

« Nous sommes seuls. On peut se donner le change et faire comme s’il n’en était pas ainsi. Mais pas plus. Or combien ne vaut-il pas mieux reconnaître que nous le sommes, et même partir précisément de là ! Alors, assurément, nous serons pris de vertige ; car tous les points sur lesquels notre regard avait l’habitude de se reposer nous sont enlevés, il n’y a plus rien de proche, et tout ce qui est lointain est à une distance infinie. »

Rainer Maria Rilke

- Lettres à un jeune poète et autres lettres

« Dans chacun de ces moments passés avec mes semblables, vient ce moment, inévitable, où je me dissocie.
Ma conscience se fait la malle. Elle quitte le moment présent, pour prendre un peu de hauteur, sans mon accord.
Je me regarde, assise au milieu de ces gens que je fréquente depuis un petit bout de temps maintenant. Et je me demande ce que je fous là. Le temps continue sa route sans moi, me laissant là, sur le bas côté de la soirée.
Même entourée, je me sens seule. Comme dirait Sylvain Tesson, je crois que je n’ai plus très soif de mes semblables. Je recherche leur présence tout en la fuyant de plus en plus.

Parmi eux, « je me sens comme une enfant attardée, à demander pourquoi alors qu’on n’a plus l’âge des pourquoi, à m’étonner de ce qui n’étonne plus personne » . (Éric Fiat)

À force de ne trouver chez personne la solidarité que j’espère, ou à force de ne pas oser dévoiler le vide qui grandit en moi, « je me suis adaptée par une sorte de clivage : une partie bavarde de ma personnalité ne parlait que de ce que les autres étaient capables d’entendre, et une autre partie s’organisait autour d’une vacuité, une crypte silencieuse d’où la lourde pierre tombale se soulevait à peine. » (Boris Cyrulnik). »